Marc Beaugé : "Le Covid a accéléré la démocratisation de la mode et des défilés"

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Marc Beaugé : "Le Covid a accéléré la démocratisation de la mode et des défilés"

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"Il était temps de revenir au défilé" a confié le Français Stéphane Rolland à l'AFP à l'occasion de la présentation de ses robes "rochers" haute couture au théâtre de Chaillot, à Paris, le 25 janvier 2022.
"Il était temps de revenir au défilé" a confié le Français Stéphane Rolland à l'AFP à l'occasion de la présentation de ses robes "rochers" haute couture au théâtre de Chaillot, à Paris, le 25 janvier 2022.
© AFP - Christophe Archambault

Entretien. Les défilés de mode parisiens viennent de s'achever. Seize maisons de haute couture ont notamment présenté leurs collections printemps-été 2023 en remontant sur les podiums. Le journaliste et chroniqueur Marc Beaugé analyse ce retour en piste après deux années d'explorations virtuelles.

Une station de métro reconstituée, une tente géante au pont Alexandre III comme décor ou le Carreau du temple transformé en maison onirique. Quelques grandes maisons de mode viennent de revenir à Paris aux scénographies qui signaient leur marque avant la pandémie. Du spectacle à gros budget pour des centaines d'invités. En juin dernier, cinq maisons inscrites dans le calendrier officiel avaient organisé des défilés prêt-à-porter pour homme. Cette fois, elles étaient 17 sur les 76 recensées. 

Et en pleine vague Omicron, la plupart des participants à la semaine parisienne de haute couture ont parié sur les défilés. La maison Julien Fournié a bien renoncé la semaine dernière à son show physique, de peur de créer "un cluster haute couture Paris". Mais sans regrets semble-t-il car des tenues filmées pour sa collection seront sur une plateforme de jeux vidéo qui touche un milliard de personnes.

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Cette première renaissance a par ailleurs été marquée par la mort subite de Thierry Mugler (le premier en 1984 à proposer un grand défilé public payant) et par un ultime hommage de Vuitton à son designer Virgil Abloh, disparu en novembre 2021 des suites d'une longue maladie.

Vendredi 21 janvier, Marc Beaugé, le rédacteur en chef du magazine L'Etiquette et chroniqueur à l'émission Quotidien, nous a livré son regard sur ces évolutions de la mode, bousculée par le contexte sanitaire.

Comment les défilés ont-ils évolué ces deux dernières années avec le Covid ? 

Tout le monde a dû trouver des solutions. En termes de communication, il est très compliqué d'assumer de faire des défilés physiques et de potentiellement créer des clusters. Certains ont tenté, mais à chaque fois ils se sont retrouvés un peu en difficulté pour leur communication. Ces deux dernières années, on a assisté chez soi devant son ordinateur à beaucoup de défilés virtuels. Les enseignes ont aussi forcément diminué les voyages. Avant, une marque pouvait affréter un charter ou faire voyager des gens au bout du monde pour un même défilé de dix minutes. Là, les voyages étant compliqués, les maisons ont organisé des projections dans chaque ville. Un défilé physique avait lieu sans public, et à Milan, dix personnes se retrouvaient dans un magasin pour y assister, ainsi qu'à Paris. Avec des projections pour un public éclaté.

Surtout, on a vu émerger ce qu'Isabel Marant appelle des "défilmés", des défilés dont l'existence est uniquement sous forme vidéo, ce qui d'ailleurs a permis de faire des choses assez créatives, assez intéressantes et d'avoir forcément de l'impact. Car auparavant les défilés avaient pour but d'être des moments  professionnels. On invitait des acheteurs qui venaient y assister pour acheter des robes, des pantalons ou des costumes pour la boutique dont ils s'occupaient ou les grands magasins dont ils s'occupaient. 

Aujourd'hui, les défilés sont surtout devenus des supports de communication. Les commandes ne se font plus dans la foulée des défilés, mais davantage tout au long de l'année, dans le cadre de visites dans les salons. Les défilés ne sont devenus finalement que des supports pour faire parler de la marque, en particulier sur les réseaux sociaux. Les films le permettent. Désormais, les défilés sont des événements un peu physique, mais surtout, de façon générale et au delà du Covid, des événements pour les réseaux sociaux, filmés.

On parle beaucoup de la place du numérique dans ces défilés. Le Covid y est-il pour quelque chose ou est-ce une manière de toucher un public plus large ?

Le Covid a accéléré un processus déjà entamé : la démocratisation de la mode et des défilés. Autrefois, la mode était à Paris un petit milieu de 500 personnes qui assistait aux défilés, des événements très fermés, très professionnels. Les marques ont bien compris que les gens étaient de plus en plus friands de mode ou en tout cas pouvaient être réceptifs à un discours publicitaire autour de la mode, donc elles créent des défilés, des événements grand public. 

J'ai vu des affiches qui donnaient l'heure et le jour d'un défilé, c'était un défilé de la marque Ami s'affichant autour des métros. C'était impensable il y a dix ans. À l'époque, pour trouver l'heure et les jours des défilés, il fallait aller sur le calendrier de la Fédération de la mode. Aujourd'hui, on affiche cela dans le métro ! Et comme on ne peut pas réunir des dizaines de milliers de personnes dans un stade, par exemple, car cela demande trop d'argent, on en fait d'abord des événements digitaux pour les réseaux sociaux. Tout se joue sur les réseaux sociaux pour un défilé. Un défilé qui marche en 2022 est un défilé très vu sur les réseaux sociaux. Il y a dix ans, un défilé qui marchait était un défilé où il y avait Anna Wintour* au premier rang et dans la foulée, beaucoup de commandes. Cela a complètement changé. [*rédactrice en chef de référence de l'édition américaine du magazine Vogue depuis 1988]

Publicité à une station de métro parisienne pour l'un des défilés de ces derniers jours.
Publicité à une station de métro parisienne pour l'un des défilés de ces derniers jours.
© Radio France - Eric Chaverou

La jeune maison française Egonlab, née il y a deux ans, s'est faite connaître par des vidéos artistiques. Elle va défiler et souligne l'importance du physique, même si elle développe un projet de NFT et de métaverse. Cet exemple représente-t-il les transformations en cours dans le secteur ? 

Tout le monde se pose un peu la bonne question et finalement les choses s'additionnent. Je ne crois pas qu'on va renoncer post-Covid aux vidéos faites sur les défilés. On a pris des habitudes avec le Covid qui vont rester. Une marque, quand elle va lancer une collection, fera une vidéo, un défilé physique et un défilé numérique, avec des spécificités liées au numérique. 

J'en parlé avec Paul Smith. Son défilé était digital, mais en direct, avec des spécificités pour les spectateurs de ce défilé digital : des ralentis en direct, des effets de coupes et des retouches sur l'image. Lui même ne revenait pas de ces possibilités numériques. Cela ne va pas arrêter une fois que les marques y auront goûté. Même si l'exigence demeure. Et il existe un public pour les vidéos, un pour le défilé digital en live, et encore un autre pour le défilé physique. Ils se cumulent.

On observe aussi une forme de surenchère dans la communication, l'industrie de la mode baigne de plus en plus dans l'argent. Des investisseurs viennent de l'extérieur de la mode pour y investir. C'est un secteur très porteur et cela va se ressentir dans la façon dont les marques communiquent. 

Le vêtement en lui même a-t-il évolué avec la pandémie, tant au niveau des matières que des accessoires ? On parlait notamment du masque et de son importance dans nos habits.  

C'est drôle, parce que toutes les grandes crises ont des conséquences profondes, de façon consciente ou inconsciente, sur la façon dont on s'habille. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on sent une envie de s'habiller qui avait vu l'émergence de Christian Dior, notamment, due à un tailleur bas. À chaque fois, les événements qui ont profondément marqué la société ont un effet sur les silhouettes, sur les looks. Après les attentats du 11 septembre, on avait vu une baisse des ventes de talons, parce que les femmes voulaient être habillées de chaussures avec lesquelles elles pourraient courir en cas de nouvel attentat. 

Le Covid, qui marque profondément notre société, génère aussi ses effets. Par exemple, il y a une mode assez étonnante de la cagoule. La cagoule est le seul accessoire qui dissimule le masque parce que la cagoule recouvre le visage. On voit aussi l'émergence de pièces en jersey, des molletons très épais et très confortables, parce que des gens en ont envie pour rester chez eux. Toutes les marques se mettent à faire du woodies, du costume en jersey, du costume souple, beaucoup de choses déstructurées. On appelle cela le cosy-wear, le vêtement de confort. 

Il y a aussi beaucoup de homewear, le vêtement de maison. Il ne faut pas négliger l'impact conscient ou pas des crises sur la façon dont on s'habille. On passera sans doute à un moment donné à autre chose mais je pense que cette recherche de confort liée au fait de passer plus de temps à la maison est cruciale. On peut peut-être espérer qu'à un moment donné, par ennui, par envie de sortir de chez soi et d'une forme d'exubérance, on retrouvera des couleurs et le panache. Mais à mon avis, nous n'en sommes pas encore là. 

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Un nouveau lieu des métiers d'art de la mode, le19 M, vient d'être inauguré par Emmanuel Macron à Paris. Onze maisons et une trentaine de métiers d'art y sont installés. Le site compte d'ailleurs 600 salariés, dont des brodeurs, des plumiers, des tisseurs, des bottiers, des gantiers. En 2022, malgré la fast fashion, ces savoir-faire à la française ont ils encore leur place ?

J'ai envie de dire que ce n'est pas "malgré" la fast fashion, c'est grâce à la fast fashion, d'une certaine façon. Quand un extrême avance, et la fast fashion est un extrême d'une mode périssable, mal faite, mal vendue et mal jetée, cela provoque des réactions. Et l'une des réactions à la fast fashion, c'est cette espèce d'envie d'artisanat, de choses bien faites par des gens, par des humains, et des humains bien payés aussi, c'est important. L'air de rien, par effet de réactions, on peut avoir envie de se distinguer, quand on a les moyens, en achetant des choses bien faites dont on connaît l'essence, dont on connaît le parcours et dont on sait qu'elles sont un peu peu plus que des vêtements : des pièces d'art. L'une des vocations d'une maison comme Chanel ou comme Hermès est de faire perdurer des savoir-faire. 

Bien sûr, Chanel n'a pas lancé cet endroit que pour la beauté du geste et s'y retrouve économiquement. Mais plus la mode est phagocytée par la fast fashion, plus en retour, une forme d'élite intellectuelle plus qu'une forme d'élite financière (parce que le bon goût et la sensibilité aux belles choses, ce n'est pas l'argent qu'il le fait), cette élite un peu intellectuelle a envie de se distinguer et de bien consommer. Dans ce cadre là, tous ces métiers un peu désuets, comme les plumiers, les gantiers, les spécialistes du grand flou, ceux qui travaillent les matières fines comme le tulle, ont leur place dans ce monde là.

Et la pandémie nous a beaucoup fait parlé d'écologie et du "monde d'après", notamment pour nos vêtements et nos achats d'habits neufs. Les friperies sont-elles une tendance de fond ? 

Je le pense et je l'espère. C'est marrant parce que, quand on parle à des jeunes, ils sont tiraillés dans une façon de consommer très paradoxale. D'un côté, ils achètent des vêtements chez Shein, qui est une marque de fast fashion. C'est horrible. Et chez Zara aussi, beaucoup. Et de l'autre côté, ils ont conscience que tout cela n'est pas bien et que le vêtement vintage de seconde main est la solution. Évidemment, c'est une des solutions. Plus on prolonge la durée de vie des vêtements, moins on pollue. Par ailleurs, cette tendance vintage a plusieurs intérêts. Il y a d'abord un intérêt financier, des vêtements de prêt-à-porter sont moins chers globalement que les mêmes vêtements neufs. Et puis, il y a aussi un intérêt esthétique, pour une tenue vintage, quelque chose de daté, de patiné, cela peut avoir beaucoup d'intérêt. Et quand on réfléchit un peu plus, le vêtement vintage ne peut exister que s'il est bien fait à la base. Je trouve que c'est important. On considère que vintage, c'est 20 ans. Certains discutent l'origine du mot, mais toujours est-il qu'un vêtement qui n'est pas bien fait, ne durera jamais vingt ans et durera vingt jours à la limite. Et ça, ça m'intéresse : le soin que l'on met dans le vêtement, à la fabrication qui a un impact dans le prix bien sûr. C'est une forme d'investissement. Ce soin là est crucial. Car si on veut construire une société qui recycle ses vêtements, qui les fait vivre sur plusieurs générations, il faut bien les faire à la base. Tout cela se tient. 

Quand on fait du vêtement de mauvaise qualité, qu'on achète pas cher, cela veut dire des gens sous-payés qui le font et cela veut dire qu'après il polluera très vite. On ne saura pas comment faire, parce que les vêtements confectionnés avec des mélanges de textiles, par exemple, souvent des mauvais mélanges de textiles, on ne peut même pas les recycler, les détruire et prendre la matière. Nous avons tous intérêt à fabriquer des vêtements de qualité, à les porter longtemps et à les faire vivre un peu éternellement.

Affaire en cours
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La Vie, mode d’emploi
28 min

Avec la collaboration de Caroline Bennetot